Les chaussures au Moyen Âge (XIVe siècle)
1. Modèles de chaussures
Au XIVe siècle, la chaussure devient un marqueur social de plus en plus lisible. Les habitants des villes et bourgs du nord de la France (Picardie, Île-de-France, Flandre, Champagne) utilisent principalement des modèles en cuir, cousus selon la technique du turnshoe — couture à l'envers, retournée après assemblage. Ce procédé, bien attesté par l'archéologie (notamment à Dordrecht, Londres et York), est utilisé pour la fabrication de chaussures souples, adaptées à la marche urbaine mais peu résistantes à l’humidité.
Modèle Suystraat (DD 1214)
Chaussure basse à lacet. Courante pour les citadins, artisans et femmes. Semelle souple cousue en point tourné.
Modèle Haaksbergen (Js 18.11)
Chaussure basse avec découpe triangulaire. Bout effilé, lacée. Très populaire dans les villes vers 1325–1375.
2. Types de chaussures
- Chaussures basses : Très répandues dans les milieux urbains au XIVe siècle, ces chaussures couvrent le pied sans remonter sur la cheville. Portées par les hommes comme par les femmes, elles sont souvent lacées ou fermées par des attaches simples. Adaptées à la vie citadine : souples, peu encombrantes, et faciles à confectionner.
- Chaussures montantes ou hautes : Ces modèles couvrent la cheville, voire le bas du mollet. Elles sont privilégiées pour les déplacements en milieu rural, les activités extérieures ou militaires. Leur tige haute protège mieux le pied contre l’humidité et la boue.
- Poulaines (à partir de ~1340) : Chaussures à bout long et effilé, portées par les élites à la fin du XIVe siècle. Leurs formes parfois extravagantes traduisent un statut social élevé. Leur port a pu être limité par des règlements municipaux ou religieux. [lien Wikipédia]
- Socques, galoches et patins : Il s'agit de semelles rigides, souvent en bois, que l'on porte **par-dessus** des chaussures souples. Leur but est de protéger le cuir de l'humidité et de la saleté des rues. Les socques sont plus massives et parfois à semelle surélevée. Ces protections sont communes chez les artisans, les citadins, et même certains religieux en déplacement.
- Chaussons de feutre ou de laine : Notamment portés à l’intérieur ou en couche intermédiaire dans les bottines. Utiles en hiver.
- Chaussures ecclésiastiques : Le clergé porte des modèles spécifiques, parfois codifiés selon le rang (moines, chanoines, évêques). Les chaussures sont souvent noires ou brunes, sans fioriture. Néanmoins, dans le haut clergé, on peut trouver des modèles richement ornés (cuirs fins, décors brodés ou dorés), réservés aux offices et aux processions.
3. Fabrication et matériaux
Les chaussures sont presque toujours réalisées en cuir tanné. Le cuir bovin, solide et relativement abondant, est le plus utilisé, mais on trouve aussi du cuir de chèvre ou de porc pour des modèles plus souples. Le tannage se fait à l’écorce de chêne, procédé long et odorant, généralement hors des villes pour éviter les nuisances.
La fabrication est assurée par les cordonniers ou savetiers, selon le degré de qualité et de nouveauté de la chaussure. Les cordonniers confectionnent des chaussures neuves, souvent sur mesure, tandis que les savetiers réparent ou remettent en état des modèles usagés.
Le travail du cuir nécessite plusieurs outils : alênes pour percer, pinces, couteaux à pied, marteaux à semelle. La couture est faite au fil de lin poissé ou avec des lacets de cuir. La semelle est parfois clouée ou cousue selon les besoins. Pour les modèles les plus résistants, une semelle extérieure en cuir épais ou en bois est ajoutée.
Dans le nord du royaume de France, notamment en Picardie, la proximité avec les grandes foires (Beauvais, Saint-Quentin, Arras) favorise la diffusion de cuirs de qualité et de modèles venus de Flandre ou d’Île-de-France. Certaines villes disposent de règlements de métier précis, encadrant les matériaux et les prix.
Enfin, certains modèles sont décorés : découpes ajourées, motifs ou coutures apparentes. Ces détails permettent d’identifier parfois l’origine géographique ou le statut social du porteur.
Les métiers du cuir et de la chaussure
- Le tanneur : Il transforme les peaux brutes en cuir utilisable. Le tannage à l’écorce (de chêne, de bouleau…) prend plusieurs mois et se fait en dehors des villes, près des rivières. Le cuir produit est ensuite vendu aux artisans.
- Le corroyeur : Il assouplit, lisse et teint le cuir après le tannage. Il prépare la matière pour qu’elle soit utilisable par les artisans comme les cordonniers.
- Le cordonnier : Artisan de qualité, il fabrique des chaussures neuves, parfois sur mesure. Il assemble les pièces de cuir, réalise les coutures et adapte la forme au pied du client.
- Le savetier : Spécialiste de la réparation, il remet en état les chaussures usées, en ajoutant des pièces de cuir ou en resemelant. Son métier est parfois moins bien considéré que celui du cordonnier.
- Le formier (plus rare) : Il sculpte les formes en bois sur lesquelles le cordonnier modèle les chaussures. Ces formes sont parfois standardisées, mais peuvent aussi être adaptées à un pied particulier.
Les types de cuirs et leurs avantages
Cuir de vachette : le cuir polyvalent
Le cuir de vachette était très répandu en raison de sa robustesse et de sa disponibilité. Il convenait parfaitement aux chaussures, aux ceintures et aux pièces d'armure simples. Son épaisseur et sa solidité en faisaient le matériau idéal pour les objets fortement sollicités.
Cuir de mouton : doux et souple
Le cuir de mouton était apprécié pour les vêtements et les travaux plus fins. Sa douceur le rendait agréable à porter, tout en étant relativement bon marché. Il était particulièrement utilisé dans les régions froides où l'élevage de moutons était répandu.
Cuir de chèvre : un matériau noble
Le cuir de chèvre était considéré comme particulièrement précieux. Il était plus mince et plus fin que le cuir de bœuf, tout en étant très résistant. Il était souvent utilisé pour les gants, les chaussures fines ou les reliures de livres. Sa qualité en faisait un produit de luxe très recherché.
Cuir de cerf : flexible et résistant
Le cuir de cerf était connu pour sa souplesse exceptionnelle. Il était surtout utilisé dans la fabrication de vêtements et de gants de qualité. Les chasseurs et les coureurs des bois l'appréciaient particulièrement pour sa résistance aux épines et aux terrains accidentés.
4. Usages et publics
4.1. Société publique
Les chaussures, par leurs matériaux et leur forme, révèlent l’appartenance sociale de celui qui les porte. Ainsi, les paysans chaussent souvent des souliers en feutre ou en laine, des sabots ou des socques : des chaussures bon marché, robustes et bien adaptées aux travaux agricoles ou aux déplacements extérieurs.
À l’inverse, les élites urbaines ou l’aristocratie française et italienne (cf. Dominguez) privilégient des modèles raffinés et décorés, portés avant tout comme accessoires d’apparat. Les poulaines longues, parfois extravagantes, illustrent cette recherche d’ostentation.
En fin de vie, les chaussures pouvaient être réemployées pour d'autres usages : découpées pour renforcer un sac, recyclées en semelles ou vendues à des marchands de vieux cuirs.
Les hommes consommaient davantage de chaussures que les femmes. Ce déséquilibre est parfois attesté dans les registres d’inventaire ou de dot.
Les conditions climatiques influencent également les usages : en hiver, on privilégie des bottines fourrées ou des escafignons (chaussons doublés) pour l’intérieur. À l’extérieur, on utilise des souliers ferrés pour marcher sur la neige ou le verglas.
4.2. Prix moyens observés (XIVᵉ–XVe siècle)
| Type | Prix moyen (XIVᵉ -XVe siècle) |
|---|---|
| Escafignons | 1 à 3 deniers |
| Souliers | 2 deniers 50/ 3 sous Parisis |
| Chaussons | 2 deniers 50 à 4 deniers 50 |
| Bottines | 5 deniers 25/ 6 sous Parisis |
| Galoches/ patins | 9 sous Parisis |
| Estivaux* | 12 deniers 50/ 19 sous Parisis |
| Houseaux | 14 deniers 50 |
*Estivaux : bottines qui apparaissent entre 1335 et 1430, elles sont plus chères que des bottines standard,, d’après Nadège Gauffre-Fayolle.
4.3. Société ecclésiastique
Ces sandales liturgiques tendent à montrer la puissance des grands prélats, a contrario les prêtres ou les réguliers portaient des sandales beaucoup plus simples.
Pied comme partie "sacrée" du corp, Ambroise de Milan dans La Fuite du Siècle ; le pied représente la partie la plus vulnérable du corps, le bon chrétien doit dès lors se chausser, afin de se protéger du mal.
5. Couleurs et matériaux
La plupart des chaussures sont en cuir non teinté (brun, beige), mais les plus aisés portent parfois des cuirs noirs, rouges ou verts. Le cuir est souple, cousu à l'envers (technique du turnshoe), ce qui rend la chaussure confortable mais moins résistante à l'humidité.
Les individus plus fortunés peuvent s’offrir des cuirs teintés, noirs, rouges ou verts, plus coûteux à produire. Le noir, par exemple, est obtenu en utilisant un tannage végétal et en exposant le cuir bien mouillé au verjus ou au vinaigre, en présence d’éclats de fer. Ce procédé provoque une réaction chimique avec les tanins, produisant une coloration sombre durable.
Les enluminures médiévales témoignent d’un goût affirmé pour ces teintes luxueuses, notamment le cuir rouge ou vert. Ces couleurs sont obtenues grâce à des teintures précieuses, telles que le bois de Brésil — un bois exotique très convoité pour ses pigments rouges et rosés. Son usage est attesté dès le XIIe siècle dans les manuscrits peints
Au XIIe siècle, le mot bresil est le nom d'un colorant rouge extrait d'un arbre indien, Biancaea sappan, et souvent utilisé dans la teinture, la peinture et l'enluminure européennes pour obtenir des teintes roses et rouges[1], par exemple dans les Très Riches Heures du duc de Berry[2].
Wikipédia (link)
L’étude des cuirs archéologiques doit toutefois être abordée avec prudence. En contexte humide, les teintures originelles sont souvent altérées par les échanges chimiques avec l’eau et les sels minéraux présents dans le sol. Seuls les cuirs tannés avec des substances végétales résistent à ces milieux, ce qui explique pourquoi la majorité des cuirs exhumés apparaissent aujourd’hui sombres, voire noirs.
« Parmi toute la gamme de tannages anciennement utilisés, seul celui utilisant des composés végétaux résiste à l’enfouissement dans un milieu humide. [...] Les cuirs archéologiques gorgés d’eau sont souvent foncés et il est impossible de préciser leur teinte avant l’enfouissement. »
— Véronique Montembault
Si le cuir domine dans la fabrication des chaussures médiévales, d’autres matériaux, souvent plus économiques, sont également utilisés, notamment par les couches populaires ou dans des contextes spécifiques (religieux, domestiques, saisonniers).
Les paysans, artisans ou religieux pouvaient ainsi porter des chaussures confectionnées en feutre ou en laine épaisse, parfois renforcées de cuir ou de corde, idéales pour l’intérieur ou les tâches quotidiennes. Le chausson de feutre est un exemple fréquent dans les contextes monastiques ou hospitaliers.
Les socques ou patins, formés d’une semelle en bois surélevée, étaient portés en surchaussure afin de protéger le cuir de l’humidité et de la boue. Ce type de chaussure, commun en milieu urbain ou ecclésiastique, permettait aussi d’éviter un contact direct avec le sol d’églises ou de rues mal pavées.
On trouve aussi des exemples de chaussures en toile grossière, parfois imprégnée de suif ou de résine pour la rendre plus résistante. Ces modèles, légers et bon marché, étaient portés temporairement, souvent lors de déplacements ou de travaux saisonniers.
6. Lois somptuaires et chaussures
Au XIVe siècle, les autorités civiles et religieuses tentent de contenir le luxe vestimentaire croissant, notamment en matière de chaussures. Des lois somptuaires sont promulguées dans plusieurs villes pour limiter l’ostentation, surtout chez les non-nobles.
- Interdiction des poulaines trop longues: dans plusieurs régions (notamment à Paris ou Londres), la longueur des pointes est limitée par statut social. Les bourgeois ne peuvent pas porter de chaussures à pointe dépassant un certain seuil (souvent quelques centimètres).
- Régulation des couleurs et ornements: les cuirs teints (notamment rouges et verts) sont parfois réservés aux classes aisées. Les broderies, dorures ou attaches décoratives sont également restreintes.
- Application variable: ces lois sont difficilement appliquées et souvent contournées. Leur répétition dans les archives montre qu’elles étaient peu respectées.
Ces mesures visaient à maintenir une hiérarchie visible entre les ordres sociaux et à limiter les dépenses jugées excessives ou contraires à l’éthique chrétienne.
7. Stepping Through Time: Archaeological Footwear from Prehistoric Times until 1800 de Olaf Goubitz, Carol van Driel-Murray et Willy Groenman-van Waateringe (Rijksdienst voor het Oudheidkundig Bodemonderzoek, 2001).
Les modèles de chaussures médiévales présentés ici sont issus de fouilles archéologiques menées dans plusieurs régions d'Europe du Nord, offrant un aperçu concret de la diversité des formes portées entre 1300 et 1400. On y trouve des pièces découvertes en Angleterre, comme à Abingdon ou dans le quartier franciscain de Greyfriars à Londres (Museum of London), d’autres provenant des Pays-Bas, comme à Dokkum, La Haye et Utrecht (Rijksdienst voor het Oudheidkundig Bodemonderzoek), ainsi que des modèles exhumés à Romont en Suisse ou à Borgund en Norvège (Bergen Museum). Chaque site archéologique a livré des fragments ou des chaussures presque complètes, bien conservées en milieu humide ou urbain, permettant une restitution précise des techniques de coupe, des systèmes de fermeture (lacets, boutons) et des usages. Ces objets sont aujourd’hui documentés dans des ouvrages de référence comme Stepping Through Time (Goubitz, van Driel-Murray, van Waateringe) et les rapports d’archéologie préventive publiés par les musées nationaux et institutions universitaires.
7.1. Présentation de quelques modèles pertinents
Modèle Fischmarkt et Petersilienwasser
Ces chaussures présentent une ouverture avec fermeture par une bride et un bouton, parfois croisée en passant dans des œillets. Elles sont typiques du type à lanière latérale ou à attache en boucle (side-laced shoes).
Origine : Allemagne du Sud, notamment Constance (Konstanz), mais on trouve des exemples similaires dans les collections de Londres.
Usages : Portées par les citadins, hommes et femmes, souvent classes moyennes ou artisans. Ce sont des chaussures pratiques, mais soignées, parfois décorées.
Source : Goubitz et al., Stepping Through Time, fig. 206 ; British Museum Leather Catalogue ; fouilles de Konstanz
Modèle Coventry
Chaussure à bride et bouton latéral, bout légèrement allongé.
Origine : Angleterre, Midlands ; typique des modèles anglais de la fin du XIVᵉ siècle.
Usages : Style élégant, porté par les classes moyennes et supérieures. Présente dans les contextes urbains et bourgeois.
Source : Goubitz et al., fig. 3e planche.
Modèle Lemoine
Chaussure fermée par patte latérale et bouton, à bout légèrement pointu. Forme symétrique, parfois à semelle cousue par point tournant.
Origine : Paris ou région normande.
Usages : Citadins, bourgeoisie urbaine. Similaire aux modèles anglais et flamands de la même période.
Source : Fouilles de la seconde moitié du XIVᵉ siècle ; proche du modèle de Baynards.
Modèle Abingdon
Fermeture latérale par patte à bouton, de temps en temps décorée de perforations simples. Talon modérément haut.
Origine : Abingdon, Oxfordshire, Angleterre.
Usages : Bourgeoisie locale, artisans aisés. Modèle confortable et élégant.
Source : Oxford Archaeology Reports ; Stepping Through Time, fig. DD 12.17.
Modèle Dokkumer
Modèle bas et fermé, avec laçage latéral et courbe douce à l’empeigne.
Origine : Dokkum, Frise, Pays-Bas.
Usages : Marchands ou notables de villes moyennes ; modèle assez sobre.
Source : Rapport de fouille de Dokkum ; ROBO.
Modèle Suystraat
Fermeture par bouton latéral, bout légèrement arrondi.
Origine : Utrecht ou Amsterdam.
Usages : Bourgeois, clergé urbain. Style soigné mais sobre.
Source : Amsterdam Arch. Inst.; Goubitz, Archeologische Leren Vondsten.
Modèle Brabant
Chaussure à bout long, parfois tournée légèrement vers le haut. Souvent lacée frontalement.
Origine : Duché de Brabant, probablement Louvain ou Bruxelles.
Usages : Élites urbaines, gens de robe ou de métier aisés.
Source : Fouilles de Louvain, Dinant ; Stepping Through Time.
Modèles de la Haye
Chaussures basses à lacets latéraux ou boutons, souvent en cuir brun, peu décorées.
Origine : La Haye, Pays-Bas.
Usages : Bourgeois et aristocrates néerlandais.
Source : Archeologische Kroniek van Zuid-Holland ; Gemeentemuseum Den Haag.
Modèle Greyfriars
Chaussure à empeigne haute, lacée verticalement, semelle parfois doublée. Style utilitaire.
Origine : Couvent des Greyfriars à Londres.
Usages : Mendiants, frères franciscains, personnel urbain.
Source : Museum of London, Greyfriars Excavations ; Stepping Through Time.
Modèle Romont
Modèle monté, lacé sur le côté ou devant ; semelle robuste. Chaussure de type bottillon.
Origine : Romont, Suisse romande.
Usages : Classes laborieuses ou marchandes. Peut-être chaussure de voyage ou de marche.
Source : Musée de Romont ; fouilles 1980 2000.
Ces modèles complètent bien la typologie de la fin du XIIIe au XIVᵉ siècle en montrant :
- Une diversité géographique : de l’Angleterre à la Suisse, avec des foyers d’innovation en Hollande, en Allemagne, en Angleterre et dans les Alpes.
- Une circulation des formes entre les milieux urbains (souvent similaires dans le monde hanséatique, français et anglais).
- Une progressive standardisation autour des fermetures latérales à bouton ou lacets.
- Des variantes locales selon la topographie (climat, routes) : modèles montants ou renforcés en zones montagneuses (Romont, Borgund), plus bas en villes côtières ou en plaine.
7.2. Analyse en Picardie du mi XIVᵉ
En Picardie, vers le milieu du XIVᵉ siècle, les modèles de chaussures les plus probables reflètent à la fois les traditions locales et les influences venues de Flandre, d’Angleterre et de Paris. Les formes basses à fermeture latérale par bouton ou lacet, parfois légèrement pointues, comme celles trouvées à Suystraat, Abingdon ou Lemoine, semblent particulièrement répandues parmi les artisans, les notables urbains et les gens de métier. Les modèles à laçage frontal (Greyfriars, Borgund) ou à empeigne haute, bien que plus rustiques, pouvaient être utilisés en milieu rural ou pour des usages quotidiens. L’absence de véritables poulaines pointues indique que la Picardie adopte encore des styles modérés à cette époque, privilégiant confort et fonctionnalité. La proximité avec les grands foyers urbains (Amiens, Péronne, Saint-Quentin) et les axes de circulation nord-sud facilite la diffusion de modèles standardisés observés dans les villes hanséatiques ou du Bassin parisien.
8. Les chaussures au XIVe siècle : découvertes archéologiques à Baynards et Londres
Compte rendu bref de lecture de Shoes and Pattern de Francis Grew eet Margrethe de Neergaard pour le Museum of London
Les découvertes archéologiques menées au château de Baynards ainsi que dans plusieurs quartiers médiévaux de Londres offrent un aperçu précieux de l’usage quotidien des chaussures au XIVe siècle. Elles révèlent une grande diversité de formes, de fonctions et de niveaux de sophistication, en phase avec les réalités sociales et économiques des populations urbaines et rurales.
ATTENTION la suite parle presque exclusivement du XIVᵉ (et surtout mi-XIVᵉ). De plus, on se concentre ici sur des fouilles essentiellement londonniènes. Il ne faut pas généraliser à toute les localisations et toutes les époques.
Note : J'ai fait l'impasse sur les chaussures pour enfants, présentes dans les fouilles londoniennes. Leur étude permet de documenter les structures familiales et la consommation.
8.1. Deux grands types de chaussures
Les fouilles ont permis de distinguer deux grandes catégories (pour le mi-XIVᵉ) :
- Bottes lacées latéralement : l'attache partait de la semelle. La chaussure montait au dessus de la cheville et offraient une protection renforcée. Robustes, elles étaient probablement destinées aux artisans, paysans ou travailleurs de plein air.
- Chaussures légères et souples : plus basses et fines, elles étaient portées à l’intérieur.
Les tailles retrouvées montrent peu de distinction selon le sexe : hommes et femmes semblent avoir porté des modèles similaires.
8.2. Matériaux et techniques de fabrication
Le cuir de veau était privilégié pour sa résistance et sa souplesse. Le cuir de chèvre était parfois utilisé pour des pièces plus fines. Les chaussures étaient cousues en turnshoe (chaussure cousue à l’envers puis retournée). La couture du talon est souvent en "dovetail" ou couture à emboîtement. Les semelles comportaient souvent plusieurs couches de cuir assemblées par couture (technique du loose tunnel stitch), garantissant à la fois solidité et flexibilité.
L’intérieur des chaussures pouvait être garni de mousse végétale comme le Thuidium tamariscinum, récolté en sous-bois humides. Ce rembourrage naturel améliorait le confort et l’isolation thermique.
8.3. Réparations et réutilisation
Environ un tiers des semelles étudiées présentent des marques de réparation ou de renforcement. Environ 3 % des empeignes montrent également des reprises. Ces traces attestent d’une gestion économique attentive, mais aussi d’un savoir-faire technique dans l’entretien de ces objets du quotidien.
Une estimation du cycle de vie moyen d’une chaussure est souvent de quelques mois à un an selon usage, avant réparation.
8.4. Étanchéité et sur-chaussures
Les zones humides n'étaient pas adaptées pour ces chaussures, peu résistantes à l'eau. Des sur-chaussures en bois - galoches ou socques - souvent fabriquées en aulne ou en saule, répondaient à ce problème. Équipées de d'attaches en cuir clouées (clou en fer), elles surélevaient le pied et protégeaient les chaussures principales de l’humidité.
Certaines galoches comportaient même des décorations peintes (un exemple en rouge existe), témoignant d’un souci esthétique.
8.5. Esthétique et évolution
Les modèles du début du XIVe siècle étaient assez sobres, mais des éléments décoratifs apparaissent progressivement : poinçonnage de motifs floraux, découpes ornementales, et boucles métalliques (surtout en fin de siècle, principalement en fer) sur certaines chaussures haut de gamme.
À la fin du siècle, les premières poulaines à bout allongé font leur apparition, annonçant les tendances du XVe siècle.
Note : On peut observer et noter le passage entre chaussures sobres (1300–1340), fonctionnelles et solides (1340–1370), puis ornementées ou déformées (1370–1400). On peut aussi noter des ordonnances pour limiter l'extravagance des chaussures en fin de siècle.
8.6. Une démarche révélatrice
L’usure des semelles montre un mode de marche particulier : un appui d’abord marqué sur l’arrière du talon, incliné vers l’extérieur, puis une pose complète du pied. Ce détail, relevé sur plusieurs dizaines de semelles londoniennes, offre un aperçu précieux des postures et déplacements quotidiens des citadins médiévaux.
8.7. Comparaison régionale : Picardie et Flandre, entre proximité et spécificités
Les découvertes londoniennes trouvent un écho notable dans les contextes archéologiques du nord de la France et des Pays-Bas actuels. En Flandre et en Picardie, les chaussures du XIVᵉ siècle présentent des similitudes structurelles évidentes avec les modèles anglais : usage dominant du cuir de veau, formes basses à empeignes simples, et recours fréquent aux semelles cousues en plusieurs couches. Toutefois, certaines variantes régionales apparaissent. Par exemple, les modèles de Bruges, de Dendermonde ou de Tournai montrent une plus grande variété dans les découpes ornementales dès les années 1350, avec une esthétique parfois plus raffinée que celle des modèles contemporains londoniens. En Picardie, les trouvailles sont plus rares mais suggèrent des modèles proches des chaussures utilitaires anglaises, comme le montrent les sites fouillés à Amiens ou Saint-Quentin. Les socques en bois, largement attestées à Londres, sont également documentées dans le nord de la France, souvent décorées de motifs peints ou incisés, témoignant d’un savoir-faire partagé à travers la Manche. Enfin, la poulaine, bien qu’associée à la cour de Bourgogne, semble avoir connu une diffusion transnationale dès la fin du XIVᵉ siècle, y compris dans les villes marchandes picardes.
Illustrations
Miniature des Très Riches Heures du Duc de Berry (début XVe siècle).
Weltchronik (Ratisbonne), New York, Pierpont Morgan Library, ms. m.769, f. 172 r°, v. 1360.
Modèle Suystraat (DD 1214)
Modèle Haaksbergen (Js 18.11).
Modèle Estivaux (XIVᵉ).
Sandale liturgique, Angleterre ou France, semelle et doublure (Méditerranée orientale), XIIe - XIIIe siècle. Broderie de soies et de filés or et argent sur samit, 11 x 26 cm, Musée de Cluny, Cl. 12113.